Vous dites vous ou tu dis tu ?

L'incompréhension entre deux culture, c'est bien connu, va se nicher dans tous les situations de la vie quotidienne. La politesse par exemple. Imagine-t-on, nous Français, que l'on peut tout à fait indisposer un Australien que ce soit avec notre respect de la hiérarchie ou si l'on répond un peu en détail à sa question sur notre week-end  ? C'est ce qu'explique Christine Béal, chercheuse en linguistique à l'université de  Montpellier, qui a enquêté notamment dans la succursale d'une banque française à Melbourne.
Car il ne suffit pas de manier à peu près correctement la langue de l'autre. Comme pour toutes les situations, notre histoire collective, notre approche du monde transmise par l'éducation, par la culture informelle aussi, se traduit par des attitudes qui vont souvent différer selon les communautés culturelles. Ces dimensions cachées étant plus qu'invisibles, cela  peut produire quelques frottements.

On le comprend aisément (enfin presque) lorsque nous avons à faire à des  cultures très éloignées de nous. Mais qu'il existe  de grandes différences entre Français et Australiens, nous en sommes moins conscients.  La "routine conversationnelle sur le  week-end" comme le disent les linguistes, peut par exemple, produire des malentendus facheux.  Là-bas, on s'adresse de manière informelle à un peu tout le monde avec cette question "Avez vous passé un bon weekend ?", sans attendre vraiment de réponse, juste un  "Ok, good !". Mais les Français ne se comportent  pas de manière familière avec tout le monde, ils voient alors cette question comme un encouragement, une marque d'intérêt  au delà du simple "bonjour-bonsoir". Et se lancent dans des explications et commentaires qui ne manque pas de gêner leurs collègues australiens.
Culture informelle d'un côté — la notion de respect y est différente et serait même "un refus concerté de toute forme de respect" selon la linguiste australienne Anna Wierzbicka — avec ses corollaires, égalité, bienveillance, familiarité ; culture formelle de l'autre, dans laquelle l'intimité connait des degrés divers et est hiérarchisée.


Un autre sujet d'irritation est l'usage du prénom.  la majorité des employés de la banque  étant australiens, ils s'appellent par leur prénom, quelque soit le niveau hiérarchique. Très délicat pour les Français, contraints déjà  par le "you" unique, qui oscillent entre respect des traditions et relations avec leurs collègues. Agacés par cette  absence du sens de la "place", ils ne peuvent s'empêcher d'y ressentir comme un manque de respect. Les Australiens eux, s'irritent face à ces Français "empêtrés" dans leurs conventions, "hypocrites" et bien sur incompréhensibles...
Ce ressenti, ils l'éprouvent  aussi dans la manière dont se passent les appels téléphoniques. Mais pourquoi les Français commencent-ils par s'enquérir de notre santé "comment vas-tu ? "Et ta famille ? Et n'expriment la raison de leur appel qu'à la fin ? Voilà bien des salamalecs, preuve de leur hypocrisie : "les Français nous embobinent"... En effet, en Australie, on va aller d'abord à l'essentiel, soit la demande en question.
Bien sur les Français juge cette attitude brutale et impolie. Brutalité éprouvée également dans un échange téléphonique avec des Néerlandais.  Alors que nous saluons d'abord notre interlocuteur, pour décliner à la fin nos noms  et coordonnées, celui-ci va se présenter d'emblée.

Autre aspect délicat : les tours de parole. Comment, dans un dialogue entre Français et Anglophones, se laisse-t-on la parole ? Ou plutôt  se la coupe-t-on, côté Français, au grand dam des étrangers qui y voient de l'arrogance et de l'irrespect ? Les Australiens et les autres anglophones attendent en effet leur tour pour parler (ainsi que les Scandinaves). Même l'intervalle minimum entre la prise de parole varie : 5/10e de seconde pour les Américains, 3/10e pour les Français ! Les premiers auraient donc du mal à s'intégrer dans une conversation avec les seconds... Alors qu'entre eux, ils peuvent se permettent une pause car ils savent qu'ils ne seront pas interrompus !
Côté français, cette manière d'interrompre ou de terminer la phrase de l'autre est considérée comme une façon de participer activement, de montrer son intérêt et sa coopération. De créer aussi une forme de complicité voire d'empathie entre interlocuteurs. Pour les Anglophones qui privilégient le "chacun son tour", on préserve aussi un territoire, on favorise le consensus, pour les Français on aime aussi confronter ses points de vue. Et dans le cas des interruptions, on peut y voir aussi un souci d'afficher ses prérogatives.

La France croise mode de communication latin (s'interrompre, faire chevaucher les phrases dans un dialogue, est tout aussi habituel dans les cultures du sud) et longue histoire culturelle qui plus est issue de l'aristocratie. Même si la Révolution est passée par là, conception de la hiérarchie et marques de déférence sont inscrites au cœur d'une société et de ses comportements.

Le colloque organisée par Christine Béal en 2009 à l'université Macquarie de Sydney montrait à quel point l'absence de savoir faire appropriée dans les interactions culturelles peut avoir des conséquences désastreuses dans les relations interpersonnelles. Comment faire évoluer ces questions alors que l'on ne cesse de parler de l'importance de la compréhension entre cultures ? Il serait intéressant d'étudier les modes d'êtres des personnes réellement bi-culturelles. Quelles ressources sont mises en œuvre, quelle souplesse (naturelle pour eux) est nécessaire ?
Comment en effet penser la différence ? Car il s'agit aussi de "penser l'impensé" selon la formule de l'anthropologue François Laplantine. Les pédagogues du FLE  (français langue étrangère) trouvent  de nouvelles approches pour déconstruire les évidences des étudiants, repenser la relation du moi à l'autre. Ce sera l'objet de prochains articles.

Source principale  : Christine Beal, Les interactions quotidiennes en français et anglais, de l'approche comparative à l'analyse des situations interculturelle, Peter Lang ed, 2010